Photo Astrid Di Crollalanza

               En arrivant pour ces quinze jours de travail à la coopérative funéraire de Rennes, j’avais une question en tête : comment faire une coopérative équivalente là où je vis, en région parisienne ?

               Si nous étions capitalistes, tout serait simple. On ferait une franchise. Oui, on pourrait dupliquer l’emballage. En faire une, dix, cent, partout. Reprendre le site internet de Marine et tout unir sous un slogan du genre « Mourir éthique. ». On pourrait inventer des forfaits : Si le maître de cérémonie écrit l’hommage c’est 50 balles – mais c’est pas cher, vous serez émus. Né de l’esclavage et du système des plantations, le capitalisme a besoin de formes scalables, c’est-à-dire d’éléments qui peuvent changer d’échelle sans modification. Passer d’un territoire à n’importe où. L’écrasante majorité des pompes funèbres aujourd’hui sont les héritières de cette mise à l’échelle.

               La Coopérative funeraire de Rennes naît d’un lieu précis, d’un temps précis, d’un manque précis, d’une vie qui s’appelle Isabelle puis de quinze puis de cinq cents vies précises. Les quinze vies qui ont participé à la gestation de cette pompe funèbre coopérative ont été réunies, comme me l’a dit Maiwenn, par un « putain de désir de transcendance. », c’est-à-dire par quelque chose qui lie cette entreprise précise, située, à quelque chose de plus vaste, ou l’on va puiser des forces quand on en manque : un sens du commun.

               En ce sens, si la coopérative n’est pas capitaliste, ça n’est pas uniquement par son mode de gouvernance ou son refus d’accumuler la valeur ajoutée, mais parce qu’elle s’est rendue impossible à dupliquer. Il ne suffirait pas d’avoir Isabelle et Gregory, ou disons des gens avec des savoirs faire équivalents (ce qui n’existe pas puisqu’ils ont précisément développé un savoir faire inédit lié a une situation inédite : le rituel laïque français du XXI siècle). De toute façon, on embaucherait des gens moins soigneux : ces deux là prennent beaucoup trop de temps à écouter et accompagner les familles, à transmettre leur savoir faire aux stagiaires, à travailler la qualité du lien entre toutes les vies qui passent la porte de la coopérative ou à organiser un festival de la mort.

               Pourtant, ça n’est pas que la rationalité économique est absente de leur pensée mais que l’économie y a retrouvé sa juste place : c’est un moyen. Leur fin, c’est l’abondance des liens. Liens entre les vivants au sein d’une famille en deuil, liens des familles en deuil entre elles, liens des employés entre eux, liens de la coopérative avec son milieu professionnel, avec les fournisseurs, avec son territoire, du territoire avec la mort, de l’ankou avec sa faux et tout ces termes que je confonds un peu mais qui désigne d’autres liens, qui font tenir la coopérative : lucioles, effervescentes, bénévoles, sympathisants, amis, sociétaires…

               En somme, reproduire le modèle en partant de ce que l’on voit est voué à l’échec parce que l’équilibre vient de ces liens. Et un lien ne se voit pas, il s’éprouve.

               Si donc, comme moi, vous vouliez rendre possible une coopérative funéraire ailleurs, vous ne pourriez pas partir de ce que si se voit. Vous seriez obligé d’éprouver tout le trajet qui part de la sensation d’un manque et qui avance d’une question à l’autre, d’une vie à l’autre, faisant son apprentissage en chemin. Vous seriez contraint d’écouter, de vous rendre attentif à tout ce qui compose l’environnement dans lequel vous œuvrez, et par cette attention même – qui n’est pas une étude de marché – vous seriez affecté par cet environnement. Affecté, vous ne pourriez plus être insensible. Rendu sensible, vous ne pourriez plus vous comporter comme si tout ça était abstrait : ni le prix des cercueils, ni la douleur d’une perte, ni la pollution du corbillard, ni la fragilité de l’épaule du porteur, ni la provenance du marbre, ni l’avis de vos fournisseur, ni la fatigue de vos salariés, ni le fait que cette cérémonie que vous officiez est, pour ceux et celles qui se séparent, une première et une dernière fois ; ni même cette putain de transcendance, cette mort à remettre en commun.

               Sans cette conscience d’un commun, comment embarquer quinze puis cent cinq personnes dans une aventure pareille ? Sans ce sens en commun, travaillé en commun, vos salariés seraient trop seul et tomberaient malades bien vite. On vous dirait que votre business model n’est pas viable parce qu’il n’est pas tout terrain et vous seriez tenté de donner raison à ceux qui parlent ainsi. Vous finiriez pas les rejoindre dans leur mépris du terrain.

               Or c’est du terrain que tout est rendu possible, ce vieux terrain qui, contrairement au capitalisme, ne se conjugue qu’au singulier. Comme une vie.

               On demande souvent aux employés du monde funéraire ce que ça se fait de côtoyer la mort au quotidien. Pour moi, ça n’est pas tant que ça fasse me vivre « au jour le jour » ou « au présent » parce que, les funérailles me l’ont appris, le présent ne tient pas tout seul ; il est tramé de mille passés rêvés ou avérés et d’autant de futurs rêvés, espérés ou craints.

               Je peux dire ceci : cette fréquentation de la mort m’apprend à mieux goûter les choses dans leur bondissement.

               Quelle chance, donc, que de pouvoir assister à ce bondissement, ce monde qui s’ouvre aujourd’hui au centre commercial de la Bellangerais, à Rennes, quand tant d’autres se ferment. C’est très concret, c’est un élan que je perçois dans mes cellules et dans mon sang.

               Je m’y sens un peu plus vivant.

Elie Guillou

Ecrivain, Musicien

www.chantfunerailles.com